19h30. Après avoir vérifié une dernière fois mon sac à dos, fermé les fenêtres, débranché les appareils électriques, coupé l’eau, je pars de chez moi et monte dans le RER. Demain, si tout se passe bien, je serai à Breil sur Roya où j’entamerai une randonnée de cinq jours autour de la vallée des Merveilles. Je sors à Gare de Lyon et traverse le pont Charles de Gaulle qui enjambe la Seine. Le ciel est tourmenté et les nuages gris laissent percer des halos orangés. Le soleil baisse doucement pavillon en cette fin de journée de septembre au moment où j’arrive devant la gare d’Austerlitz. Je m’installe sur la coursive qui surplombe les rails, derrière le sculptural bâtiment qui abrite les locaux du journal Le Monde, pour regarder les trains et manger mes sandwichs.
J’ai toujours eu un faible pour cette gare, ma préférée des sept que compte la capitale (je parle des gares en activité). Peut-être à cause de sa situation géographique, coincée entre la Seine et l’hôpital de la Pitié Salpetrière, dans l’ombre de son imposante grande sœur de l’autre côté du fleuve. Peut-être aussi car elle est plus petite que les autres et que les TGV n’y ont pas leur place; je suis tenté d’y voir une survivance du train de l’ « ancien monde », celui des gens pour lesquels l’arrivée rapide à leur destination ne constitue pas la priorité. Peut-être enfin car je la pratique quasiment exclusivement quand je prends le train de nuit, que j’associe immanquablement à un voyage extraordinaire. Voyager en train s’apparente toujours à un moment très particulier pour moi, une sorte de temps suspendu où règne le calme et le bien-être, une fenêtre mobile à travers laquelle les paysages se succèdent. Mais avec le train de nuit, un palier est franchi et c’est une sorte d’extase pour le ferrovipathe que je suis. La gare d’Austerlitz exerce donc une sorte de fascination sur mon esprit puisqu’elle est la seule à accueillir ces trains si particuliers. Les travaux de rénovation de la halle voyageurs, qui sont enfin terminés, permettent d’admirer la splendide verrière, chef d’œuvre d’architecture et vitrine du savoir-faire des constructeurs de la SNCF. J’ajoute que, à l’heure où la « centre commercialisation » des grandes gares devient la norme sur tout le territoire comme sur celui de nos voisins, Austerlitz demeure à mes yeux relativement épargnée par ce phénomène. Mais pour combien de temps encore… ?
Bon, revenons-en à nos wagons : une fois rassasié, je gagne le quai n°2 où mon train est annoncé (à l’heure): Intercités de nuit n°5781 à destination de Nice. Il est composé de 6 voitures. Je remonte le quai jusqu’à la locomotive qui aura la charge de nous tracter jusque sur la côte d’Azur: imposante, avec son nez cassé caractéristique de ces engins qui sillonnent le réseau ferré, usée par des dizaines d’années d’exploitation; vivante, racée, belle. Je jette un œil sur la cabine encombrée des affaires du conducteur qui discute avec un collègue: des écrans et boutons en pagaille. Quel effet cela doit-il faire d’être aux commandes d’un tel engin ? Probablement un mélange assez grisant d’excitation et d’angoisses liées à la responsabilité de mener les voyageurs à bon port. Le trajet jusqu’au terminus dure 12h15, avec un premier arrêt à la gare de Marseille Blancarde vers 6h30. Je commence à bien connaître cette ligne puisque je l’emprunte en moyenne 2 fois/an depuis 2022. La dernière fois c’était en janvier ; j’avais voyagé en 1ère classe et passé une excellente nuit.
Après mon inspection du convoi, je m’installe dans ma cabine. Je voyage en deuxième classe, dans des cabines de 6 couchettes. J’en ai pris une en hauteur; il y a plus de place pour les affaires (j’ai un gros sac) et je trouve qu’on est moins dérangé par la lumière lorsque les gens entrent et sortent. J’installe la literie: une sorte de sac de couchage avec une face épaisse (hiver) et une plus légère (été), avec un côté davantage ouvert que l’autre et un oreiller. Il s’agit de nouveau matériel par rapport à mon précédent trajet de nuit qui a un aspect plutôt qualitatif. Par contre les deux sont emballés dans des sacs, ce qui contribue à produire une jolie masse de déchets plastiques. Je crois me souvenir de trajets où les couvertures étaient simplement posées sur les couchettes, sans emballage, mais ça remonte à plusieurs années. L’arbitrage entre hygiène et déchets a visiblement tourné à l’avantage du premier. La SNCF gratifie par ailleurs ses clients nocturnes d’un kit de voyage comprenant un masque, des bouchons d’oreille, une pastille de dentifrice à croquer, une lingette et une bouteille d’eau. C’est bien vu, même si je suis réservé pour l’eau : là encore, l’impératif de limiter la production de déchets plastiques implique à mon avis que chacun apporte sa gourde. Tout est donc mis en œuvre pour que les voyageurs horizontaux se sentent bien accueillis dans leur couchage d’un soir.
La cabine se remplie progressivement. Je me mets dans le couloir pour profiter du paysage, encore éclairé par la lumière déclinante. Mon Intercités de nuit part à l’heure et prend doucement de la vitesse, traversant la grappe des gares franciliennes qui jalonnent le paysage lorsque l’on quitte Paris ou que l’on s’en approche. Les allers et venues des clients et des agents obligent à d’incessants replis dans la cabine pour laisser le passage libre. On se contorsionne, on rentre le ventre, on joue des épaules : le ballet classique du train de nuit. Une personne se présente devant moi et me de- mande laquelle des couchettes est la n°55. Je lui réponds que c’est celle du haut et que je l’occupe. « Ah bon, on est pas voiture 11 ? ». J’ai à peine le temps d’ouvrir la bouche que mon voisin lui répond par l’affirmative. Ok, je me suis donc planté de voiture; ma petite flânerie sur le quai avant d’embarquer aura perturbé mon sens de l’orientation. Moi qui ressens facilement une pointe de condescendance envers les passagers qui se trompent de voiture, que ça me serve de leçon. Je vais devoir récupérer mon paquetage que j’ai eu du mal à monter jusque dans le compartiment du haut et déménager ; il y a évidemment des galères plus importantes dans la vie, mais la perspective de changer de voiture avec mon volumineux sac à dos et les couloirs encombrés ne m’enchante pas… Le détenteur du billet correspondant à la couchette que j’occupe me propose alors de s’installer à la place indiquée sur mon billet; ça c’est ce que j’appelle faire preuve d’une souplesse bienvenue ! Je le remercie et reprends mon lèche vitre, alors que l’obscurité est en train de prendre possession du ciel. A côté de moi, un groupe de personnes discute en buvant du champagne dans des gobelets. Une jeune femme cherche une couchette disponible et glisse sa tête dans chaque cabine pour interroger les voyageurs. Un couple à côté de moi essaye de donner des indications à une personne qui ne parle pas français. Une agent SNCF est suivie par plusieurs personnes qui la pressent d’ouvrir les toilettes; elle a l’air tendue. Une femme balade un bébé qui lâche quelques pleurs. J’observe ce petit monde tandis que nous dérivons tranquillement sur les rails vers les latitudes provençales.
Je décide de monter dans ma couchette. A peine allongé, j’entends la contrôleuse qui passe dans les cabines voisines; elle discute avec le petit groupe qui boit du champagne et semble plus détendue que tout à l’heure. Elle explique qu’il n’y a plus de vente d’alcool dans les trains de nuit car cela a pu provoquer des incidents par le passé. Cette mesure me semble relever du bon sens, même si ça n’empêche évidemment pas les voyageurs qui souhaitent s’enivrer de le faire en apportant leurs propres flacons.
La contrôleuse se présente dans notre cabine pour nous donner des informations sur le fonctionnement de la porte et notamment la façon de la bloquer de l’intérieur afin d’empêcher une éventuelle intrusion. Un de mes voisins lui demande comment régler la clim’ car il la trouve trop forte. Il se trouve que celle-ci fonctionne en mode chaud ou froid mais ne peut pas être éteinte.
Nous restons tous un peu interdits face à cette nouvelle : on ne s’attend certes pas à voyager dans les conditions de confort d’un palace, mais de là à imaginer un tel archaïsme… Je lui signale que les lumières individuelles ne marchent pas; c’est apparemment le cas dans toute la voiture et la contrôleuse m’indique qu’elle va faire une réclamation « au nom de tous les voyageurs concernés par le problème »; sur le moment, je ne vois pas bien l’intérêt de cette démarche qui ne permettra pas de solutionner la difficulté.e ne pourrai pas bouquiner comme je l’avais envisagé, mais ce n’es pas grave après tout et ça me donnera l’occasion de rédiger mes impressions de voyage sur mon téléphone.
Tous les occupants de la cabine ont maintenant rejoint leur couchette. La lumière est éteinte et j’entends certains de mes voisins se débattre avec leur couverture ainsi que quelques coups contre la cloison. L’espace individuel est limité et les mouvements amples sont immédiatement sanctionnés par l’exiguïté de notre dortoir. Plus aucun bruit en provenance du couloir, ni pas ni conversations. C’est une voiture bien sage. Même chose dans la cabine: ni musique, ni ronflement; le calme est total. Délicatement secoué par le roulis et bercé par le bruit des centaines de tonnes de métal du wagon lancé à plus de 150km/h, je savoure ce moment particulier, cette expérience si atypique. Mon lit fonce dans la nuit, tracté par les milliers de chevaux de la formidable machine qui nous entraîne sans relâche. Parfois un changement de section de rails entraîne quelques soubresauts, semblables à de petites turbulences à l’échelle ferroviaire. Je pianote sur le clavier de mon téléphone, désormais la seule source de lumière de la cabine (j’ai baissé la luminosité de l’écran au minimum pour ne pas déranger mes voisins). Je sens une légère fatigue qui monte. J’éteins mon appareil, fais quelques essais de position et me concentre sur les mouvements et les bruits du train qui file à toute allure. Il n’y a plus qu’à attendre que le marchand de sable fasse son travail.
La voix qui sort du haut-parleur pour nous annoncer l’arrivée prochaine à la gare de Marseille Blancarde me tire de mon profond sommeil. J’ai passé une très bonne nuit et ai dormi d’une traite depuis que je me suis assoupi la veille. Je n’ai pas relevé d’arrêt prolongé pendant la nuit, ce qui à tendance à me réveiller en général. Le train n’a, me semble-t-il, pas cessé de rouler et j’ai été bercé par le mouvement ininterrompu de la voiture. Deux voyageurs préparent leurs affaires et quittent la cabine lorsque le train s’immobilise à Marseille. Je reste dans ma couchette à somnoler pendant une petite heure, profitant d’un état d’engourdissement et de la chaleur confortable qui règne ici. Peu avant 8h, je décide de quitter ma couverture et remonte le train en direction de la voiture de queue, qui ne comporte pas de couchettes mais que des sièges. J’ai pris l’habitude de troquer la couchette contre un siège après le premier arrêt du matin, afin de pouvoir admirer le paysage au petit jour. Et quel paysage ! Sur ma droite, le bleu immense de la méditerranée éclairée par le soleil, encore assez bas dans le ciel. A ma gauche, les monts toulonnais qui surplombent la côte de toute leur majesté.
Autour de moi, des voyageurs émergent lentement de leur sommeil, s’étirent, mettent un instant à réaliser la beauté qui les environne. Certains se dirigent vers les toilettes pour se changer et/ou se rafraîchir ; d’autres plongent rapidement vers les écrans de leurs téléphones pour se remplir les pupilles de frénésie numérique après une trop longue interruption. Et il y a ceux qui dorment encore, emmitouflés dans des couvertures, calés contre des coussins, dans des positions parfois surprenantes. Cela fait quelques années que je ne dors plus dans des sièges inclinables lors de mes trajets en trains de nuit. Je trouve que la différence de tarif est raisonnable et que le confort d’une nuit passée allongée justifie le coût supplémentaire par rapport au siège; cela permet d’arriver à destination relativement reposé et avec les articulations qui ne sont pas en miettes.
Passé Les Arcs- Draguignan, le massif de l’Estérel se dessine et le train trace son sillon dans une explosion de couleurs entre les roches rougeoyantes, l’azur liquide et les nuances de verts et de jaunes des feuilles de vignes. Je suis toujours autant émerveillé par cette ligne qui longe la mer et traverse des criques magnifiques, comme celles d’Agay, d’Anthéor, du Trayas, de Théoule sur mer. Ces endroits semblent encore un peu sauvages à cette heure matinale, si on veut bien faire abstraction des constructions qui pullulent sur la côte. Le spectacle de ces calanques, des ports de pêches et de plaisance et de quelques maisons atypiques me remplit de joie. C’est fou ce que le paysage change en douze heures de rail. Puis le train est avalé par la gare de Cannes ; Mes yeux sont inévitablement attirés par le spectacle de la marina, dans laquelle se prélassent des yachts tous plus grands les uns que les autres. Les belles collines ocres de l’Estérel cèdent progressivement leur place à une côte urbanisée. Après Antibes et son port dominé par l’impressionnant fort Carré (dont je recommande la visite), le train a littéralement les boggies dans l’eau. Je me perds, pour une dizaine de minutes en- core, dans la contemplation de la mer qui reflète les rayons du soleil, tableau qui ne manque jamais d’aspirer mes pensées.
Par la fenêtre, se succèdent l’hippodrome de Cagnes sur Mer, les zones commerciales, l’aéroport, puis nous nous mêlons au trafic automobile niçois et nous faufilons sous les hautes jambes de béton qui supportent le périphérique. Il est temps d’aller récupérer mon sac à dos que j’ai laissé dans la cabine. Le train ralentit et vient s’immobiliser le long du quai. Les portes s’ouvrent et la descente se fait en bon ordre, la majorité des voyageurs ayant quitté le convoi lors des arrêts précédents. Je m’engouffre dans l’es- calier qui mène au passage souterrain après un ultime regard vers les wagons figés sous la grande verrière de la gare de Nice. Cet Intercités de nuit m’a mené à destination dans des conditions de confort remarquables, à un tarif défiant toute concurrence (je l’ai acheté avec mes points primes). Le plaisir procuré par ce voyage est toujours aussi intense. Le train de nuit ne cessera d’être une belle aventure à mes yeux. Vivement la prochaine fois !
Commentaires récents